dimanche 6 octobre 2013

Quinze poèmes d'Emile Verhaeren illustrés par Frans Masereel (1917). Glose sur cette édition. « Il restera comme une des curiosités de sa bibliographie, dont la multiple splendeur est appréciée des bibliophiles contemporains qui possèdent déjà des belles éditions de Deman, de Georges Crès, de l'artiste Lucien Pissaro, celles illustrées par Odilon Redon et Georges Minne et tant d'autres, décorées avec un si pur éclat ornemental par l'excellent peintre Théo van Rysselberghe, l'ami, le compagnon de toujours, le maître portraitiste d'Emile Verhaeren. »



Quinze poèmes d'Emile Verhaeren
illustrés de 57 gravures sur bois, dessinées et gravées
par Frans Masereel
et suivis d'un Souvenir à Verhaeren par Octave Uzanne.

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Glose sur cette édition
par Octave Uzanne (*)

L'impression de cette anthologie de « quinze poèmes d'Emile Verhaeren » était achevée. Le poète en attendait la parution avec intérêt. La préface seule restait sur le marbre d'imprimerie lorsque l'odieuse nouvelle de cette mort cruelle nous parvint.
Sans prétendre apporter aucun changement à ce qui était écrit pour la présentation de cette publication, était-il possible devant l'affreux événement, de ne point accorder un souvenir à l'ami disparu. L'affectueux adieu qui s'achève devait constituer le nécessaire avant-propos de l'avertissement que voici :


Certain après-midi d'été, au cours d'une promenade sur les rives de la Seine qui contournent cet incomparable musée d'artistiques aspects de nature qu'est la Forêt de Fontainebleau, nous nous plaisons à agiter, Stéphane Mallarmé et moi, de subtiles controverses sur les expressions d'art de typographie, d'esthétisme de contexture des livres de ce temps.
Notre péripatétisme bavard s'exerçait non loin de la petite maison aux volets verts, voisine du pont de Valvins, où vivait, durant la belle saison, et où devait mourir, un mois plus tard, mon cher compagnon du moment.
Le délicieux poète des « Divagations » était un causeur au verbe harmonieux, à l'énonciation si captivante qu'on ne la saurait oublier. Épris de belles éditions, et curieux de nouveautés originales, il cherchait à me démontrer les mobiles qui l'avaient déterminé à donner un caractère typographique « voulu » à sa récente publication : « Un coup de dés jamais n'abolira le hasard ». Dans ce livre étrange, une seule ligne de texte tronqué apparaît à chaque page dans l'immense désert marginal, telle une fragmentaire caravane filant en flèche dans l'infini des sables.
Stéphane Mallarmé, très fier d'avoir vaincu la routine, me témoignait avec une rare et pacifique biendisance la nécessité de révolutionner l'art typographique, immuable dans sa classique formule, depuis les origines de l'imprimerie.
Je lui concédais bien volontiers que la physionomie des textes imprimés en figures géométriques rectangulaires, selon une justification nettement égalisée au composteur, d'après un canon de traditionnelle technique, dégageait assurément, à la longue, le fastidieux ennui qui toujours naît de l'uniformité. Je ne pouvais méconnaître que l'architecture du livre n'avait guère subi de modifications, au cours des siècles précédents, sauf dans les modes de son illustration décorative. J'ajoutais que les illustres maîtres qui présidèrent à l'ordonnance des lois et règles professionnelles de la composition et de l'impression livresques, lors de l'invention de l'imprimerie, ne découvriraient actuellement de réels progrès que dans le matériel des machines rotatives à grands tirages qui remplacèrent les presses à bras et à retiration, mais, pour le reste, entre une impression de livre dit « Incunable » et un ouvrage de fabrication courante contemporaine, le caractère des pages, la valeur proportionnelle des marges, la disposition des textes, leur interlignage réglé par points, l'imposition typographique dans des formes rigides et d'après des principes qui font loi, tout demeure à peu près compris et interprété d'égale manière.
Il n'est pas jusqu'à « l’œil » des lettres et autotypes des signes de fonderie qui ne soient à peu près identiques. L'art de l'imprimerie a subi moins de transformations que l'art professionnel des métiers de tissage.
Cependant, observais-je à Mallarmé, vous remarquerez, ami cher, qu'il y a sagesse et prudence à ne vouloir toucher aux organismes vénérables et délicats de certaines sphères d'activités traditionnelles, j'entends à de vieilles professions dont les savantes méthodes sont assises sur des bases de logique dont l'habitude a encore fortifié les fondements, ne serait-ce que par l'impossibilité où nous sommes de trouver mieux en improvisant quelqu'autre chose de plus fragile et de plus périssable sans aucun doute.
Tout se tient dans la canalisation de la pensée humaine vers la forme expressive du livre, à ce point que, pour nous autres, vétérans de lettres, nos phrases se montrent déjà, dès le clair-obscur de leur naissance, en quelque manière revêtues de leur armature de plomb d'imprimerie ; nous en voyons la contexture typographique, en même temps que la valeur idéologique. N'est-ce pas vrai ? Et puis, concluais-je, les bibliothèques sont là, il convient de ne les point chambarder ; leur ordonnance ne doit péricliter. Tout s'enchaîne ici-bas. Nous sommes des dévots du livre ; toute religion a sa tradition et ses dogmes également intangibles. Ne soyons point schismatiques en nous montrant plus novateurs qu'il ne convient.
Le souriant poète de « L'après-midi d'un faune » cherchait encore à s'évader par la tangente, ce qui prolongeait le jeu d'escrime de notre agréable discussion, mais en vérité, il convenait de l'inutilité des sabotages révolutionnaires portés à leur généralisation. La controverse prit fin par la rencontre d'un camarade, apportant de nouveaux éléments au foyer de notre causerie.


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Je songeais à cette dernière entrevue avec le commentateur du « Vatek » de Beckford, en examinant la disposition typographique des « Quinze poèmes d'Emile Verhaeren », dont les bonnes feuilles de tirage me furent soumises, avant la parution du volume. Des vers imprimés ainsi que de la prose ! Des poésies libres dégagées de toute métrique, concentrées en formation disciplinaire typographique, en cohortes de lignes régulières selon une justification mesurée au composteur. Étrange nouveauté en vérité !
Comment le cher Stéphane Mallarmé, me disais-je, apprécierait-il cette vague révolution typographique ? Irait-il jusqu'à l'approuver ou bien s'en affligerait-il, doucement, comme d'un attentat de lèse poésie ?
J'imagine toutefois que ce libre esprit, ami des initiatives audacieuses et plein d'onctions indulgentes, aurait donné gain de cause aux éditeurs, en plaidant « non coupables ». Il me semble que j'entends son plaidoyer ingénieux, sincère, équitable :


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« L'habitude qui nous tient en servitude de lire des vers de facture classique forcément mis à la ligne, en raison de la rime et des rythmes disciplinés à certaines règles rigoureuses, ne saurait aujourd'hui faire loi pour l'impression de solides poésies indépendantes, insurgées contre les métriques usuelles, dédaigneuses des prosodies parnassiennes, plus riches en assonances qu'en rimes serviles. Ces vers, libérés de sottes entraves, portent en eux leurs cadences et leurs vertus martelées et rythmiques. Un verbe d'art imagé les soutient, les porte. Ils ont des ailes et ne se soucient ni de pieds, ni de mesure, ni des conditions de leur mise en pages. Certes Horace leur aurait osé appliquer son « Disjecti membra poëtae », car la pensée les éclaire, les colore, et les mots qui les constituent ont subi la frappe magistrale de leur forgeron puissant. - Les vers de Verhaeren peuvent cheminer à la queue-leu-leu, en troupeau panurgien, se grouper en noire colonne compacte sur le champ marginal, il n'importe ! Chacun d'eux porte en soi sa marque originale, sa beauté, sa cadence, son harmonie précise. Il suffit qu'un signe conventionnel insignifiant les divise ; la symphonie de leur partie propre et de leur orchestration se fait entendre très nettement. Peut-être même, alors que l'entendement est satisfait, l’œil du bibliophile peut y trouver son compte, car l'architecture typographique de la page, sauvegardée dans son ordonnance, y gagne indiscutablement. »
Et l'avocat Mallarmé, dans mon esprit suggestionné par cet hypothétique plaidoyer, exprime bien exactement ce qu'il m'aurait plu de dire, à ce point que ma pensée se confond avec celle que je lui prête. Les auteurs misonéistes seuls, pourraient s'affliger d'une innovation qui fera date, car l'exemple, enfin donné, sera peut-être suivi et dès que la coutume dont nous sommes esclaves, ne règne plus despotiquement parmi nous, chacun en prend à son aise avec elle. Il y a un précédent qui fait que sa rigueur est émoussée ; la brèche est faite désormais dans sa sottise intégrale. Chacun peut à son gré y passer.


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D'ailleurs, à bien considérer le fait, c'est plutôt part esprit de conservatisme, par désir déterminé de correction et de classique physionomie typographique que les éditeurs de ce livre se sont résolus, par un acte d'apparence révolutionnaire, à s'évader du cercle étroit d'une tradition, aujourd'hui peut-être injusticiable. Cette tradition les portait à reproduire, selon les Us vénérés, des poésies constituant typographiquement des pages inesthétiques à leur gré. Les vers du poète des « Flambeaux noirs » et des « Heures claires » sont d'allure volontairement irrégulière, d'aspect souvent boiteux. Ils se montrent capricieux, désordonnés, sans méthode d'alignement. Ils font, comme de libres vagabonds qu'ils sont, l'école buissonnière avec des rythmes passionnés, inégaux, haletants, des rythmes de nature inconstante, comme tous les mouvements et spasmes de la vie. Ils produisent donc à l'impression, des lignes de dimensions contrariées, amples ou étroites, brèves ou longues, et leur aspect apparaît en zigzags ainsi que celui de pulsations des fiévreux ou des enthousiastes.
Les éditeurs de cette publication ont mis ces francs-coureurs en légion disciplinée. Ils n'en conserveront pas moins leur caractère individuel et leur libre chant. Je viens de relire ces quinze poèmes sous leur forme nouvelle. Je l'ai fait avec un infini agrément, aucunement gêné par la disposition typographique. La cadence puissante des rythmes de ces poèmes réalistes qui dégagent l'âme des Flandres m'a soulevé aussi aisément que le nageur se sent porté par le bercement des flots successifs et cependant indivisés de l'océan, dont la densité est constante, quelle que soit la variété des ondulations, des frémissements, des clapotis et des houles.
Je ne saurais donc blâmer les imprimeurs d'avoir voulu assurer par une normale répartition courante du blanc et du noir le caractère architectural classique de la page. Je n'estime pas que leur responsabilité soit gravement engagée vis-à-vis des bibliophiles. La puissance de survol du lyrisme de Verhaeren soulève aisément tous les plombs d'imprimerie, aussi bien que les formes et cadres d'imposition. C'est plaisir de constater que les poésies comprimées, à la façon de certains « Effrits » ou génies des contes arabes qui se dégagent des cassolettes où ils sont enclos, s'évaporent et nous émerveillent aussi profondément que des essences libérées dans des effluves de printemps.

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La décision de la maison des éditions Georges Crès d'apporter le maximum de symétrie, de cohésion et d'équilibre à la physionomie typographique de ce noble livre par l'impression des vers « à la suite » aurait également trouvé une nouvelle justification dans la valeur puissamment décoratrice de son illustration.
Le dessinateur belge Frans Masereel est un solide, synthétique et sobre xylographe, à la façon ingénue et fruste des vieux maîtres « graveurs-intalleurs » primitifs de l'école de Harlem. Son talent est complet, vigoureux, savant dans sa virtuosité de simplification et de naïveté. Ses bois gravés ont la mâle vigueur de ceux qui, aux premières heures de la xylographie massive, s'imprimaient, à grand renfort de bras, sur la rugosité des papiers à chandelle. Ces intailles sur bois ont la brutalité nécessaire, voulue, celle qui affirme l'intensité des beaux noirs et la valeur des blancs lumineux. Elles nécessitent des encrages à plein rouleau et répudient toute miévrerie dans leur entourage, soit dans les caractères typographiques qui doivent être forts et gras, soit surtout dans la valeur d'ensemble des pages qui, pour les habiller avec ampleur, doivent fournir un texte étoffé et nourri de lignes en formation compacte.
L'art de Frans Masereel s'apparente au génie flamand d'Emile Verhaeren, tout en puissance et en franchise, souvent en violences et en rudesses. Les influences de ces deux modernes sont également lointaines et, s'il fallait indiquer la descendance de leurs véhémentes qualités ataviques, il conviendrait de remonter aux peintures turbulentes des anciens maîtres des Flandres en liesse. Il faudrait les apparenter à ceux qui vécurent aux temps des kermesses déchaînées, dont Verhaeren, en certaines parties de ses poèmes, a si prodigieusement évoqué les batailles sexuelles, les grossières ivresses, le tintamarre des ruts, des vociférations, des hoquets et des vomissements.
Frans Masereel n'est pas sans rappeler Brakenburgh, Téniers et Jean Steen dans quelques-unes des pages illustrées de cet ouvrage, mais dans nombre d'autres le modernisme de sa vision des pays houillers et son individualité se font jour et témoignent de son indéniable originalité d'interprète conscient de la vie belge.

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L'impression des « Quinze Poèmes d'Emile Verhaeren » a été faite sans retiration, je veux dire, sur un seul côté de la feuille : le recto. Le verso des pages demeure blanc, vierge de tout tirage typographique.
A proprement parler, ce n'est point une innovation fantaisiste, mais plutôt une rigoureuse nécessité pour maintenir la vigueur et la netteté d'impression de la partie lisible, ce qui se pourrait nommer une sélection voulue. De nombreux livres ont déjà été ainsi publiés, soit en raison du papier choisi, léger, peu encollé, transparent sinon insuffisamment consistant, soit pour donner au tirage toute sa pression et, par suite, le foulage exigé par la vigueur des illustrations. Ce fut ici précisément le cas, je ne dirai pas l'excuse, car là où le résultat n'offre rien de défectueux, il n'y a pas lieu de se purger d'une accusation aléatoire. Les japonais ont pris de longue date la coutume d'éviter la retiration de leurs livres d'estampes et autres imprimés sur papier de riz, très délicat et sans colle, par conséquent très absorbant et maculable. Ils ne les encrent jamais sur les deux faces et ils remédient par le pliage et la brochure à la désillusion des pages blanches qui se trouvent ainsi dissimulées dans l'interstice des feuillets d'impression incoupés.
Les œuvres d'Emile Verhaeren auront eu les honneurs des impressions les plus variées, les plus belles et les moins banales. Elles ont été traduites dans toutes les langues, éditées dans tous les formats, au goût et avec la maîtrise des principales typographies d'art de l'Europe et même d'outre océan. Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup d’œuvres poétiques de ce temps qui aient été vulgarisées avec plus de soins et de souci d'art.
Ce nouveau choix de poèmes, édité au grand format et imprimé par la maison « Sonor » de Genève, sera un fleuron de plus à la couronne du glorieux poète des Flammes hautes. Il restera comme une des curiosités de sa bibliographie, dont la multiple splendeur est appréciée des bibliophiles contemporains qui possèdent déjà des belles éditions de Deman, de Georges Crès, de l'artiste Lucien Pissaro, celles illustrées par Odilon Redon et Georges Minne et tant d'autres, décorées avec un si pur éclat ornemental par l'excellent peintre Théo van Rysselberghe, l'ami, le compagnon de toujours, le maître portraitiste d'Emile Verhaeren.

Octave Uzanne
in Quinze Poèmes d'Emile Verhaeren,
Editions Georges Crès, 1917


(*) pp. XCVI-CIII. Cette Glose sur cette édition se trouve imprimé à la fin du volume et à la suite du Souvenir à Emile Verhaeren. Voir notre précédent billet. Le volume, de format in-4 (26 x 19,5 cm), a été achevé d'imprimer le 25 mai 1917 sur les presses de "Sonor" S.A. à Genève, sous la direction de Auguste Jordanis. Il est illustré de 57 gravures sur bois, dessinées et gravées par Frans Masereel. Le tirage est de 1.555 exemplaire (15 Japon, 190 Fabriano et 1.350 papier anglais dont 50 hors commerce). 

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