mercredi 13 mars 2013

Le Sang des Dieux de Jean Lorrain (1882) analysé dans la revue bibliographique Le Livre (10 août 1882).

La lecture de la biographie de Jean Lorrain par Thibaut d'Anthonay nous amène à nous interroger sur le passage suivant :

"Au cours de ce séjour studieux autant que fertile [à Fécamp], paraît, dans le Bulletin du Bibliophile et du Bibliothécaire, un article élogieux sur Le Sang des Dieux, sous la signature d'Octave Uzanne. L'on imagine sans peine la joie que causèrent ces lignes au débutant, même de la part d'un jeune critique à peu près inconnu, publiées dans un bulletin lu par un cercle d'initiés : en fait, elles constituaient son acte de naissance de poète dans la République des lettres, sans nul doute le plus beau parchemin qui soit pour tout aspirant à la littérature." (*)

Page de titre du premier ouvrage
de Jean Lorrain
Au printemps 1882, Octave Uzanne est dans sa troisième année en tant que rédacteur en chef et directeur de la revue bibliographique Le Livre publiée et imprimée chez Albert Quantin. Plusieurs lettres montrent à ce moment là un homme débordé qui consacre tout son temps à cette revue qui, dans sa partie moderne, donne  des comptes rendus des ouvrages nouveaux.

Uzanne n'entretient pas de rapports avec le Bulletin du Bibliophile qu'il doit trouver trop centré sur la bibliophilie rétrospective. Uzanne n'a d'ailleurs, sauf erreur, jamais rien publié dans les colonnes du Bulletin du Bibliophile. L'affirmation de Thibaut d'Anthenay selon laquelle Uzanne aurait publié un "article élogieux sur le Sang des Dieux" dans le "Bulletin du bibliophile et du bibliothécaire" n'est étayé par aucune note explicative mentionnant la source. Nous avons voulu en avoir le coeur net et après vérification dans lesdits Bulletins de l'année 1882, nous n'avons rien trouvé de tel. Nous croyons que l'auteur de la biographie de Lorrain aura voulu parler de la revue bibliographique Le Livre et faire référence au compte rendu donné dans la livraison du 10 août 1882. Ce compte rendu est signé de l'initiale P (et non explicitement du nom d'Octave Uzanne comme indiqué par Thibaut d'Anthenay - il se peut que ce texte soit sorti de la plume d'Uzanne, sans certitude cependant).
Si l'article du Livre signé P est élogieux en plus d'un point, il ne manque pas également de souligner quelques travers de ce premier recueil de vers "archaïques" de Jean Lorrain.

Nous donnons ci-dessous l'intégralité de cette critique littéraire développée par P [Octave Uzanne ?] dans les colonnes du Livre.

Bertrand Hugonanrd-Roche

*
**
*

Le Sang des Dieux, par Jean Lorrain. Paris, Lemerre [Le Havre, L. Echégut - publié à compte d'auteur - tiré à 525 exemplaires (500 vélin teinté et 25 hollande) - le volume sort des presses courant mai 1882]. Prix : 3 fr. 50.

Grande variété de rythmes et d'inspirations, abondance de rimes luxueuses, d'images picturales, de mots sonores, d'inversions mélodieuses, M. Jean Lorrain a tout à souhait, et il se hâte, comme font les poètes à leur début, d'essayer les couleurs de sa palette sur tous les murs de l'histoire. Antiquité, moyen âge, temps modernes, viennent tour à tour se réfléchir en ses vers comme en un miroir de Venise aux facettes multiples ; son volume est un véritable panorama d'où l'on sort les yeux las et battus d'un monotone éblouissement.
Il n'est pas si facile qu'on le croit de galvaniser dans leurs tombes de vieux ossements, et tous les siècles ne ressuscitent pas ainsi au gré de l'évocateur. Le moyen âge, particulièrement, s'est montré rebelle à l'appel de M. Lorrain ; une seule figure, celle d'Odile, la vierge pieuse et charitable, se dessine avec précision à son entrée dans le saint lieu :

Tous bénissaient Odile, et quand, fête et dimanche,
Rose et tenant baissés ses grands yeux de pervenche,
Elle passait dans l'ombre austère du portail,
Son vieux missel d'ivoire aux lourds fermoirs d'émail,
Appuyé sur son coeur, une fraîcheur d'aurore
Pénétrait dans l'église, et la cloche sonore
S'élançait plus joyeuse à travers l'infini.

Frontispice d'après Gustave Moreau (héliogravure)
pour Le Sang des Dieux de Jean Lorrain (1882)
Le reste, Loreley, le roi Witlaw et sa douleur, les héroïnes sentimentales, Iseult, Viviane, Mélusine, Genèvre, ne sont que des fantômes indistincts, à peine entrevus dans le brouillard. La clarté renaît avec les captives grecques et troyennes, victimes de la guerre ou de l'amour, Briséis, Andromède, Cressida, Hélène, Andromaque, bien que le poète les enveloppe encore d'un nuage mélancolique absolument étranger à la race hellène. Mais où triomphe M. Lorrain, c'est dans sa galerie d’Éphèbes. Il ne comprend nullement sous ce nom les jeunes gens d'Athènes qui, chaque année au printemps, se rendaient en armes au temple d'Aglaure, et là, devant leurs concitoyens et leurs parents, juraient de combattre pour leurs dieux et leur foyer, de rendre la patrie plus puissante et plus forte, et qui se répandaient ensuite sur le Parnès dans le bois de Cithéron pour s'y endurcir aux fatigues et aux combats ; non, ce que M. Lorrain a été choisir dans l'éphébie antique, c'est la partie ignoble et vicieuse, les adolescents efféminés, les Ganymède, les Narcisse, les Hylas, matière scabreuse que personne jusqu'ici n'avait osé affronter d'un pinceaux si audacieux. Voici donc le portrait de l'un de ces êtres amphibies, celui de Bathylle. Le pauvre Baudelaire, toujours en quête de turpitudes amoureusement caressées, eût raffolé de ce morceau-là :

Au fond d'un bouge obscur où boivent des marins,
Bathylle, le beau Thrace aux bras sveltes et pâles,
Danse au bruit de la flûte et des gais tambourins.
Ses pieds fins et nerveux font claquer sur les dalles

Leurs talons teints de pourpre, où sonnent des crotales,
Et, tandis qu'il effeuille, en fuyant, brins à brins,
Des roses, comme un lis entr'ouvrant ses pétales,
Sa tunique s'écarte aux rondeurs de ses reins.

Sa tunique s'écarte, et la blancheur sereine
De son ventre apparaît sous sa toison d'ébène.
Bathylle alors s'arrête, et, d'un oeil inhumain,

Fixant les matelots rouges de convoitise,
Il partage à chacun son bouquet de cytise
Et tend à leurs baisers la paume de sa main.

Superbe envoi autographe de Jean Lorrain
à Sarah Bernhardt
Collection particulière
Poésie d'un archaïsme égrillard et qui nous introduit dans le Panthéon grec par une bien triste porte ! L'art purifie tout, je le veux bien ; mais si c'est là le sang des dieux, avouez que la chlorose l'a diantrement appauvri. Ces parfums antiques n'arrivent ainsi à nous que rances et malsains. Assez de descriptif ; renoncez, poète, à ces oripeaux vieillis, et dites-nous en beaux vers vos plaisirs et vos peines.
M. Jean Lorrain ne s'y refuserait pas. Seulement, à en juger par son volume, il n'a guère à nous chanter que découragements et déceptions. Chaque fois qu'il a voulu se prendre à l'amour, c'était trop tôt ou trop tard, et il ne lui en est resté que l'amertume au coeur. Peut-être avons-nous affaire en lui à quelqu'une de ces natures blasées avant même d'avoir vécu, à moins que sa fatuité n'affecte à dessein le désenchantement, pour mieux se distinguer du vulgaire. Il ne retrouve d'impression un peu fraîche qu'en remontant aux premières années de son enfance :

Quand j'étais enfant, quand, à la vieille église,
Au son de l'angélus, j'allais à travers les blés,
Le ruisseau dans les joncs, l'abeille dans la brise,
Pour me parler tout bas avaient des mots ailés.

Dans les vitraux du choeur, les saints à barbe grise
Semblaient joindre leurs mains sur mes cheveux bouclés,
Et le long des sentiers, où rougit la merise,
Les bluets me suivaient de regards voilés.

Comme un brouillard léger que le jour évapore
Et distribue en pluie aux fleurs qu'il fait éclore,
Vous vous êtes fondus en déluge de pleurs.

Rêves de mon passé, l'amour fut votre aurore,
Et vous avez vécu dans l'espace sonore,
Ce que vit la rosée au fond d'un lis en fleurs.

Est-ce pour justifier la gravure qui orne son livre que M. Lorrain le termine en déplorant la mort du rapsode, "sublime échanson de philtres enivrants", dont la Muse porte dans ses bras.

La tête encor saignante et fraîchement coupée.

Il nous a été impossible de comprendre quel rapport liait cet épilogue à ce qui le précède. Il est vrai qu'il ne faut pas exiger des poètes beaucoup de logique dans leurs conceptions.

P. [Octave Uzanne ?]

*
**
*

(*) Jean Lorrain par Thibaut d'Anthonay. Fayard (2005), p. 127.

1 commentaire:

  1. A la lecture de nombreux compte rendus de livres nou veaux dans LE Livre, il semble désormais acquis que la signature P cache en réalité Octave Uzanne en personne. Son style, ses expressions et néologismes si typiques ne laissent que peu de place au doute.

    B.

    RépondreSupprimer

LinkWithin

Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...