mardi 28 août 2012

Epître dédicatoire à Albert Robida par Octave Uzanne (Contes pour les Bibliophiles, 1895)


a albert robida
maistre imaigier
en epistre dédicatoire[1]

                Ce m’est un plaisir, - je pourrais et devrais même dire un devoir, - mon cher compagnon de plume et de crayon, d’inscrire votre nom sonore, ami de tous ceux qui aiment encore, en ce temps refroidi, la fantaisie et l’imagination agissantes, en tête de cet ouvrage dont vous êtes, sinon le père absolu, du moins le véritable metteur en scène et l’inépuisable illustrateur[2].
                Sans l’appui de votre admirable faculté de travailleur, réalisant prestement toute idée émise, avant même qu’elle ne soit évaporée en rêve indécis, sans le concours de votre génie d’assimilation apte à vibrer à tous les sons de cloche de la pensée et sous l’impression de tous les paradoxes développés au cours d’une conversation littéraire, il est presque certain que ces divers Contes pour les Bibliophiles se seraient envolés en vaines paroles, dans la fumée des cigarettes dont les spirales bleuâtres semblent, parfois, soutenir et envoiler la vague chevauchée des projets enjôleurs qui nous hantent au passage.

                Ce fut il y a cinq ans, il vous en souvient, au cours de la dixième année d’existence de cette lourde revue Le Livre[3], dont vous étiez devenu sur le tard un précieux collaborateur, que nous échangeâmes, en une heure de répit, certains propos de Bibliofolie amusante groupés en une incohérence voulue, nous plaisant à échafauder un Recueil de Contes de tous les temps et de tous les pays, dont les thèmes nous mettaient en chasse d’étrangetés, et nous étions là, sondant le passé, scrutant l’avenir, dressant déjà une table des chapitres, émerveillés nous-mêmes de notre ingéniosité, comme sont très souvent deux partners sympathiques dont les cerveaux délibérés ou présomptueux se passionnent à l’unisson, s’excitent, s’emballent et arrivent – sans préméditation aucune – à tisser le canevas précieux de quelqu’une de ces productions spontanées qui seraient légères et séduisantes si la température intellectuelle du lendemain ne les assassinait pas en refroidissant le germe dans l’œuf.
                Je l’avoue, je n’y pensais plus guère, à ces mirifiques récits que nous avions élaborés de concert certaine après-dînée de printemps, en une journée soleillée ; d’autres travaux m’avaient reconquis la pensée et, parmi les feuilles volantes de mon bureau, je regardais les notes fiévreusement crayonnées la veille, auprès de vous avec cette pitié ironique et amère qui nous vient aux lèvres lorsque nous jugeons de la folie démesurée de nos désirs créateurs vis-à-vis des heures si brèves pour la réalisation d’œuvres dont déjà l’exécution nous absorbe, nous angoisse et nous tenaille par la crainte de ne les point pouvoir achever selon nos désirs, dans la limite de temps assignée pour la mise sous presse.

                Mais vous, mon cher Robida le Téméraire, vous le moissonneur et le meunier de l’idée, vous qui semblez, comme Siva, ce dieu prodigieux de la triade indoue, posséder plusieurs bras et diverses faces, le tout au service de votre imagination surprenante et de vos observations précises et satiriques, vous qui êtes lumineusement sain et ignorez les états d’âme inquiets qui Hamletisent la plupart des artistes contemporains, vous m’apportiez, huit jours plus tard, votre premier conte illustré, l’Hétirage Sigismond ; vous posiez, par conséquent, la pierre angulaire de l’Edifice, et moi, pauvre retardataire, entraîné par votre exemple, me sentant embarqué malgré mes protestations intimes par votre esprit d’aventure vers les contrées incertaines et touffues de cette œuvre nouvelle, je me prenais à ramer à vos côtés, bien irrégulièrement toutefois, vous contraignant à m’attendre des mois et des années, tandis que je tirais des bordées sous des vents contraires[4] ou que je faisais escale à divers ports d’attache : Revues, journaux et livres, avant de reprendre pour quelques instants ma place à vos côtés.
                Si nous abordons aujourd’hui heureusement à ce débarcadaire (sic) définitif qu’un Anglais disciple moderne de Sterne nommerait le Public pier de Publishing city, c’est  à votre constance, à votre bienveillante amitié, à votre angélique patience que je le dois, car votre collaboration n’a pas connu d’obstacles ; elle fut alerte, prodigue, accélérée, miséricordieuse. En effet, tandis que, d’une allure de podagre, j’écrivais le Bibliothécaire Van Der Boecken, de Rotterdam ; les Romantiques inconnus, la Fin des livres, l’Enfer du chevalier de Kérhany, Histoire de Momies[5] et deux ou trois autres contes qui ne sont au demeurant que des souvenirs personnels narrés sur le mode égotique, des haïssables historiens du moi moderne, vous terminiez le reste impétueusement avec une verve, un entrain, une modestie souriante qui épaississaient chaque jour davantage la cuirasse d’estime dont se revêt, avec tant de sincère conviction, ma batailleuse amitié pour vous.

                Et quels plaisants dessins que les vôtres, mon brave Robida, lorsque d’une plume ou d’un crayon mordants, qui se ruent à l’assaut du papier virginal, vous pastichez, à plaisir les Johannot, les Devéria, les Nanteuil, les Carle Vernet, les imagiers d’Epinal de l’Empire, les vignettistes allemands ou les petits-maîtres du dernier siècle ? Vous déroutez positivement, dans ces  fresques hors texte du livre, le public de demi-connaisseurs, c’est-à-dire le grand public, car votre science imperturbable de la manière d’autrui et d’autrefois surprend vos nombreux admirateurs, qui vous tiennent peut-être rigueur de votre extrême sagacité comme on est déconcerté par un pince-sans-rire inquiétant.
                Vous l’aviez déjà troublé, ce bon public, par vos voyages fantaisistes et vos itinéraires sérieux, par vos romans à panaches, par votre extravagant Vingtième siècle[6], par vos piquantes caricatures modernes, par tant de cordes vibrantes que vous avez su mettre en harmonie sur votre lyre universelle ; il est un peu en défiance vis-à-vis de vous, ce débonnaire public, car il n’apprécie et ne célèbre que les spécialistes, les hommes qui fournissent une note toujours répétée, les vendeurs d’un même cru, faciles à étiqueter et cataloguer dans sa mémoire ; les carillonneurs fidèles aux symphonies réitérées de leur métal idrosyncratique (sic) ; les autres, les talents multiformes et impétueux, qui, comme vous, brisent les cadres et les moules qu’on leur assigne et qui s’en vont, à leur fantaisie, errer sur le clavier des arts et des lettres, l’horripilent dans ses notions d’ordre, de méthode et de classification.
                Avec vous, au moins, c’est toujours à recommencer ; vous dérangez les petits papiers de vos bibliographes, vous êtes la couleuvre fugitive de votre propre dossier.
                Ici, toutefois, mon excellent camarade, nous serons, je m’en réjouis, à deux pour affronter ce public méthodique et fidèle à ses habitudes ; souhaitons qu’il nous accueille favorablement l’un portant l’autre ; mais, à son nez, à sa barbe, je tiens à vous dire de nouveau merci, et à vous donner l’accolade de gratitude selon les rites des anciens combattants dans les grands spectacles impériaux.

                Maintenant, cher ami, la main dans la main, pénétrons dans l’arène, livrons-nous aux griffes des gens d’esprit, qui ne sont souvent que de simples bonnes bêtes, comme a dit Beaumarchais, mais n’oublions pas qu’il est plus difficile de les émouvoir ou de les exciter que de les dompter.
                Au sortir de cette démonstration publique, remontons sur nos galères respectives et cinglons au large ; mais, quelles que soient les rives lointaines où nous abordions par la suite, croyez, ami très cher, que je conserverai l’impérissable souvenir de cette croisière dans l’archipel de la fantaisie que je viens si fraternellement d’accomplir à vos côtés[7].

O.U.




[1] Cette épître est placée en tête du volume intitulé Contes pour les Bibliophiles par Octave Uzanne et A. Robida. Nombreuses illustrations dans le texte et hors texte. Publié à Paris par l’ancienne maison Quantin, Librairies-Imprimeries réunies, May et Motteroz, directeurs, 7, rue Saint-Benoît, 1895. Achevé d’imprimer sur les presses de l’ancienne maison Quantin, à Paris, ce 27 novembre 1894. IV pages pour l’épître dédicatoire et 230 pages chiffrées. Il a été imprimé de ce volume, 1.000 exemplaires sur papier vélin numérotés de 1 à 1.000 et 30 exemplaires sur Japon de luxe numérotés de I à XXX. Les exemplaires sur Japon possèdent quelques états supplémentaires des planches. A noter que dans tous les exemplaires que nous avons rencontrés, la vignette de titre a été coloriée à la poupée. Pour le conte L’Enfer du Chevalier de Kerhany, il a été tiré une planche libre intitulée Les Fricatrices (d’après le tableau de Fragonard). Tirée à seulement 300 exemplaires, elle n’a donc pas été insérée dans les volumes et se vendait à part chez l’éditeur (à la place on trouve un carton imprimé ; texte dans un encadré et colorié sur un fond uni bleu-vert à l’aquarelle ; il est indiqué que le cuivre a été détruit après tirage). Ce volume est recouvert d’une très-jolie couverture illustrée en couleur par Georges Auriol et gravée par Rougeron-Vignerot.

[2] Ce volume contient les contes suivants : Un Almanach des Muses de 1789 ; L’Héritage Sigismond, luttes homériques d’un vrai bibliofol ; Le Bibliothécaire Van Der Boëcken de Rotterdam ; Un Roman de Chevalerie franco-japonais ; Les Romantiques inconnus ; Le Carnet de Notes de Napoléon Ier ; La Fin des Livres ; Poudrière et Bibliothèque ; L’Enfer du Chevalier de Kerhany, étude d’éroto-bibliomanie ; Les Estrennes du Poète Scarron, et enfin, onzième et dernier conte, Histoire de Momies, récits authentiques.

[3] Octave Uzanne a la mémoire qui défaille (volontairement ?) lorsqu’il écrit : « ce fut il y a cinq ans (…) ». En effet, la publication des premiers Contes pour les Bibliophiles débute dès 1888. A la page 257 du neuvième volume de la bibliographie rétrospective de la revue Le Livre (neuvième livraison du 10 septembre 1888 – n°105), on trouve un faux-titre intitulé « Contes pour les bibliophiles » suivi du conte intitulé « L’Héritage Sigismond – Luttes homériques d’un vrai bibliofol ». Il occupe les pages 259 à 274. Il est illustré de vignettes dans le texte seulement (il y a deux planches hors texte supplémentaires dans le tirage de 1894). La mise en page est sinon parfaitement identique (il y a un faux-titre indiquant le titre du conte dans le tirage de 1894). A noter pour l’anecdote que dans la revue Le Livre, ce conte est signé conjointement « Octave Uzanne, Adolphe (sic) Robida. » (il faut bien évidemment lire Albert et non Adolphe comme prénom pour l’artiste – cette erreur est reproduite également dans la table des contes qu’on trouve à la fin du volume). Le deuxième conte publié s’intitule Le Bibliothécaire Van Der Boëcken de Rotterdam (Histoire vraie). On le trouve placé en tête de la onzième livraison datée du 10 novembre 1888 (n°107). Il occupe les pages 321 à 335. Il est illustré de vignettes dans le texte uniquement (dans le tirage en volume de 1894 on trouve en plus une belle eau-forte originale de Robida intitulée « Le Bibliothécaire hypnotiseur ». Le troisième conte qui a paru dans la revue Le Livre s’intitule Un Almanach des Muses de 1789 (livraison de janvier 1889 – occupe les pages 1 à 15 – illustré de vignettes dans le texte mais également d’une eau-forte représentant une lectrice tirée en camaïeu de bleu – on retrouve cette même eau-forte dans le tirage de 1894). Le quatrième conte qui a paru dans la revue Le Livre s’intitule Un Roman de Chevalerie franco-japonais (livraison de juillet 1889 – occupe les pages 193 à 212 - illustré de vignettes dans le texte seulement – le tirage de 1894 comprend deux planches hors texte supplémentaires aquarellées à la poupée). Le cinquième et dernier conte qui a paru dans Le Livre s’intitule Les Romantiques inconnus (livraison de décembre 1889 – occupe les pages 357 à 375 - illustré de vignettes dans le texte mais également de deux planches hors texte tirées en noir – on retrouve ces deux mêmes planches hors texte dans le tirage de 1894 mais avec le fond des gravures colorié chacune d’une teinte différente, bleu ciel pour l’une et rose pour l’autre). Les Estrennes du Poète Scarron avait déjà paru dans les Caprices d’un Bibliophile sous le titre Les Galanteries du sieur Scarron (pp. 25 à 34). Ce conte avait donc été rédigé dès le 1er janvier 1878. L’Enfer du Chevalier de Kerhany, étude d’un éroto-bibliomanie, avait également déjà paru dans le même ouvrage, Les Caprices d’un Bibliophile, sous le titre Le Cabinet d’un Eroto-Bibliomane (pp. 127 à 146). Ce sont les deux seuls contes issus de ce livre de prime jeunesse d’Octave Uzanne (Les Caprices d’un Bibliophile ont été imprimés à Dole le 10 février 1878, Uzanne avait 27 ans). Le conte qui restera sans doute le plus marquant et le plus reconnu par la postérité est La Fin des Livres. Ce conte a été publié pour la première fois en anglais sous le titre traduit de The End of Books dans le Scribner’s Magazine du mois d’août 1894, soit seulement quelques mois avant la publication en France en volume des Contes (fin novembre 1894). Comme toujours, ce texte a été originellement écrit en français par Uzanne (seul ou en collaboration avec Robida), c’est seulement ensuite qu’il a été traduit en anglais pour être publié dans la presse new-yorkaise. Nous croyons à cette hypothèse, conforté en cela car nous possédons le manuscrit original du conte intitulé Histoires de Momies, récits authentiques (apparemment publié pour la première fois dans les Contes pour les Bibliophiles fin novembre 1894 mais très probablement rédigé bien avant, entre 1888 et 1894). Ce manuscrit,  acquis au début de l’année 2012 à Londres, est complet en douze feuillets de grand format (de l’in-4 au in folio), composé de bandes de papier collées les unes aux autres comme Uzanne en avait l’habitude pour ses épreuves d’imprimerie, présente quelques variantes par rapport au texte imprimé à la fin de l’année 1894. Le manuscrit que nous possédons est plus court de quelques paragraphes de la fin notamment. Or notre manuscrit, contenu dans la chemise cartonnée de l’époque, est accompagné de la traduction anglaise du texte original sous le titre History of the Mummies by Octave Uzanne. C’est un tapuscrit à l’encre bleue-violette (format in-folio – 16 pages chiffrées plus le titre). C’est la traduction exacte du manuscrit original en français qui l’accompagne. Nous ne savons pas si cette traduction anglaise a été publiée ou non. Ces deux manuscrits ne sont datés ni l’un ni l’autre. Nous pensons donc qu’il a été fait de même pour La Fin des Livres et que, par un hasard de rencontre très probablement, Uzanne a eu l’opportunité de faire imprimer dans la revue américaine The Scribner’s Magazine The End of Books avant la version française. A noter que les dessins de Robida qui illustrent la version américaine de l’article sont différents de ceux retenus pour la publication en français et en volume à la fin de l’année 1894. Il nous reste donc Le Carnet de notes de Napoléon Ier et Poudrière et Bibliothèque pour lesquels nous n’avons pas trouvé trace d’une première publication.

[4] Octave Uzanne veut très certainement faire allusion ici à la création de la Société des Bibliophiles Contemporains fin 1889 et à ses divers déboires avec les Amis des Livres et autres bibliophiles hostiles du moment. Cette société l’occupera encore jusqu’en 1895 et même au-delà avec la publication de plusieurs ouvrages de bibliophilie qui durent lui prendre une bonne partie de son temps. C’est aussi l’époque où Uzanne se met à Voyager (Etats-Unis, Angleterre, Italie, etc.).

[5] Voir notre la fin de la note 3.

[6] Le Vingtième Siècle de Robida a paru en 1883, à Paris, chez Decaux. Ouvrage formidable à tout point de vue, illustré de 50 planches hors texte et de nombreux dessins dans le texte. C’est un des grands ouvrages visionnaires de la fin du XIXe siècle. Il en est rendu compte dans Le Livre, bibliographie moderne (10 décembre 1882 – douzième livraison, troisième année – Livres d’étrennes, pp. 745-746). Ce compte rendu, vu le vocabulaire employé, rempli de néologismes, sort directement de la plume d’Octave Uzanne en personne. Il n’y consacre d’ailleurs pas moins d’une demi-colonne : « Avec lui, tout est imprévu, surprenant, fantastique ; on ne sait si l’on doit plus admirer son ingéniosité dans la création de ses mondes nouveaux ou la furia endiablée de ses compositions nerveuses, traitées largement, avec une impétuosité qui entraîne, provoque le rire, et émerveille. Ici, Robida semble avoir condensé toute sa fertile imagination et épuisé entièrement l’art de regarder l’avenir à travers le monocle grossissant du caricaturiste. »

[7] Octave Uzanne a visiblement cotoyé d’assez près Albert Robida, pour preuve une photographie qui nous les montre réunis à la campagne (peut-être en forêt de Fontainebleau – collection privée), en compagnie de plusieurs hommes de lettres et politiques, réunis pour l’occasion par leur ami commun Angelo Mariani, le chantre du vin à la coca. Par ailleurs, un article publié en mars 1898 dans l’Echo de Paris fait état d’une visite d’Octave Uzanne chez Albert Robida au Vésinet à propos d’une maquette pour l’Exposition Universelle de 1900. Leurs rapports ont visiblement perdurés jusqu’au début du siècle, peut-être même encore bien après, et d’une manière suivie. Nous manquons cependant de documents pour pouvoir être plus précis. Le dernier hommage rendu par Uzanne à son ami Robida se trouve dans la longue préface qu’il consacre à l’homme à l’occasion de la réédition des Œuvres de Rabelais chez Tallandier (vers 1928-1930).

Mise en ligne et notes,
Bertrand Hugonnard-Roche

1 commentaire:

  1. j'aime beaucoup "les romantiques inconnus", qui ouvre des perspectives vertigineuses...

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