jeudi 12 janvier 2012

Octave Uzanne et Guy de Maupassant réunis au chevet de l'Inutile Beauté (1890).

Lorsqu’il se sépare d’une partie de sa bibliothèque les 2 et 3 mars 1894 à l’Hôtel Drouot à Paris, Octave Uzanne se présente comme un « écrivain et bibliophile parisien dont le nom n’est pas un mystère ». Le catalogue de la vente sur-titré « Notes pour la bibliographie du XIXe siècle » propose 474 lots exactement. Il ne contient que des « livres contemporains en exemplaires choisis, curieux ou uniques, revêtus de reliures d’art et de fantaisie ». Ce catalogue, imprimé aux frais d’Octave Uzanne, sort des presses de P. Mouillot, Quai Voltaire, le 14 février. Il a été tiré à 1.000 exemplaires « distribués aux amateurs » avec en souscription quelques exemplaires de luxe : 100 exemplaires sur papier mauve vélin, filigrané de guirlandes de pervenches et numérotés. Ces exemplaires contiennent un frontispice à l’eau-forte de Robida. Ils sont vendus 6 francs. 25 exemplaires sur vieux Japon feutre très rare, avec la signature d’Octave Uzanne et son portrait en frontispice et un portrait ex libris, etc. Ces très rares exemplaires étaient vendus 25 francs. Il est noté par ailleurs que ces 125 exemplaires de luxe ne seront livrés aux souscripteurs, avec la table des prix d’adjudication, qu’après la vente. L’exemplaire que j’ai sous les yeux est un des 1.000 exemplaires offerts aux amateurs. Il est imprimé sur un beau papier vergé rose. La page de titre est ornée de la reproduction de l’ex libris du maître gravé par Aglaus Bouvenne en 1882. Les livres de ce catalogue pouvaient être examinés à la librairie A. Durel, 21 rue de l’Ancienne-Comédie ou 9 et 11, passage du Commerce. Le catalogue, outre l’ordre des vacations, s’ouvre sur une préface-manifeste par le bibliophile-Octave intitulée : « A tous ceux qui recherchent la raison des choses. Simple déclaration. ». Ce texte de 8 pages a été écrit le 12 février 1894 et commence par ces mots : « Tiens ! Il vend ses livres ! – Pourquoi ça ? » Uzanne déclare une bibliothèque d’environ sept mille volumes ! Il n’en vend qu’un peu moins de cinq cent, tous contemporains et les plus liés à sa personne (envois, dessins originaux, reliures décorées, exemplaires uniques, etc.). Uzanne s’explique sur son geste :

« Les livres sont des amis qui ne changent jamais,… - cependant l’homme le mieux assujetti à l’affection de ces constants camarades, le névrosé de ce siècle surtout, est parfois amené à trahir ces fidèles conseillers et à les abandonner par sagesse ou par folie, à les répudier par excès d’amour ou par raison d’état… d’âme, par prévoyance ou par stoïcisme et c’est un peu, beaucoup, le cas du renégat qui livre, avant sa mort, à leur destinée quelques-uns des plus proches et des plus somptueux familiers de son cabinet d’étude. »

Uzanne se déclare bibliophile sans héritier. Il ne voulait pas laisser aux hasards d’après sa mort la dispersion de ces livres-là. Il souhaitait « connaître les protecteurs futurs de ses aimés, suivre leur destinée, juger de leurs transformations, pouvoir encore, par la suite, contempler chez autrui. (…) les marier de son vivant à quelques honnêtes gens qui auraient volontiers bibliothèque ouverte pour le « beau-papa » discret toutefois comme il convient pendant la lune de miel de ses biblio-gendres. ». Uzanne n’est pas préoccupé par la destinée future des six mille cinq cent ouvrages restant. Il s’interroge même sur un « vague et inquiétant narcissisme bibliophilesque » qu’il aurait contracté durant ces quinze dernières années passées à « se mirer vaniteusement dans ses œuvres. ». Il achève la présentation de ses « aimés » par ces mots que l’on sent vibrants de sincérité et d’une émotion réelle :

« Allez maintenant, chers livres, Amis de quinze années heureuses et laborieuses, allez aux vendeurs, (…) Le Bibliophile qui vous accueillit, vous vêtit, vous fêta, vous voit partir, en ce moment suprême, avec douleur et intérêt ; il lui semble que sa sollicitude à votre égard sera désormais moins empoisonnée par la crainte du lendemain, et si, comme il l’espère, vous tombez entre des mains honnêtes, frémissantes d’une passion sincère, si la fortune vous protège et vous établit décemment, il pourra s’écrier, après l’heureux dénouement comme les pères sacrifiés et déjà vieillots, des anciens mélodrames : Et maintenant, mes chers enfants, je suis tranquille, je puis mourir… sinon recommencer ! ».

Quel bibliophile n’a pas connu ces sensations ? Octave Uzanne est à un tournant de sa vie d’écrivain et de bibliophile. Entre 1880 et 1892 il a dirigé plusieurs importantes revues de bibliophilie (Le Livre, Le Livre moderne, L’art et l’Idée), il a publié des dizaines d’ouvrages sur la bibliophilie, la reliure et sur la mode et les femmes. Il a consacré tout son temps à ces productions littéraires la plupart de grand luxe. Il a fondé et a participé à plusieurs sociétés de bibliophiles. 1893 est une année de voyage dans le Nouveau Monde où il joue comme il l’écrira lui-même « le vagabond » qui n’avait pas envie de rentrer au port. Le début de l’année 1894 est certainement pour lui l’occasion de s’interroger sur l’ensemble de ce qu’il a fait et sur ce qu’il va entreprendre désormais. Une sorte de point d’interrogation dans sa vie d’homme très-occupé. Comme il l’explique lui-même, la décision de vendre ses plus beaux livres fut prise très rapidement, presque sans réfléchir pourrait-on dire. Ni vraiment un coup de tête, ni vraiment un acte mûri de longue date. Un coup de folie bibliophilique de plus ! La description qu’il fait de ses livres dans ce catalogue est si précise, si sensible, chaque livre est pour ainsi dire unique et l’âme bibliophile d’Uzanne transpire à chaque page.


Nous nous intéresserons ici aux livres de Guy de Maupassant. Ce sont les numéros 288 à 301, soit 14 numéros. En voici la description :

N°288. Mademoiselle Fifi, eau-forte par Just. Bruxelles, Kistemaeckers, 1882, in-16, papier de Hollande, cartonnage dos de maroquin citron, dos orné à petits fers, non rogné. Edition originale, avec la couverture. Exemplaire avec envoi autographe de l’auteur auquel on a ajouté une aquarelle de Courboin. L’un des ouvrages les plus recherchés de Maupassant.

N°289. Une Vie. Paris, V. Havard, 1883, in-12, cartonnage cuir japonais, non rogné. Edition originale, avec la couverture. Exemplaire avec envoi autographe de l’auteur.

N°290. Contes de la Bécasse. Paris, Rouveyre et Blond, 1883, in-12, cartonnage dos de maroquin noir, non rogné. Edition originale, avec la couverture. Les recueil le plus intéressant peut-être parmi tant d’autres. On y trouve l’un des chefs d’œuvre du genre, ce conte si finement persifleur pour notre société provinciale, qui est intitulé Ce cochon de Morin.

N°291. Des vers. Paris, V. Havard, 1884, in-16, papier vélin, titre rouge et noir, portrait à l’eau-forte par Le Rat, cartonnage percaline, non rogné. (Pierson.)

N°292. Les Sœurs Rondoli. Paris, Ollendorff, 1884, in-12, cartonnage percaline, non rogné. (Pierson.) Edition originale, avec la couverture. Exemplaire avec envoi autographe de l’auteur. Déchirure à un feuillet.

N°293. Yvette. Paris, V. Havard, 1885, in-12, cartonnage percaline, non rogné. (Pierson.) Edition originale, avec la couverture. Envoi autographe de l’auteur.

N°294. Bel-Ami. Paris, V. Havard, 1885, in-12, cartonnage percaline, non rogné. (Pierson.) Edition originale, avec la couverture. Envoi autographe de l’auteur. Le premier roman à succès de Maupassant, celui qui contient des pages inoubliables telles que le soliloque mental de la veille du duel, la Mort de Forestier, etc. – Presque un chef d’œuvre ce livre férocement moderne. Mais on admit que Maupassant était un conteur incomparable et un romancier secondaire, et quoi qu’il ait écrit depuis…, ce fut toujours le même mot : « Ah ! qu’il nous fasse des nouvelles ! C’est un condensateur ! »

N°295. La petite Roque. Paris, V. Havard, 1886, in-12, cartonnage percaline, non rogné. (Pierson.) Edition originale, avec la couverture. Envoi autographe de l’auteur.

N°296. Mont-Oriol. Paris, V. Havard, 1887, in-12, cartonnage percaline, non rogné. (Pierson.) Edition originale, avec la couverture. Exemplaire avec envoi autographe de l’auteur.

N°297. Pierre et Jean. Paris, Ollendorff, 188, in-12, cartonnage Bradel, tête jaspée, non rogné. Edition originale, avec la couverture. Exemplaire avec envoi autographe de l’auteur.

N°298. Contes du jour et de la nuit. Illustrations de P. Cousturier. Paris, Marpon et Flammarion, s.d., in-12, cartonnage percaline, non rogné, couverture. (Pierson.) Exemplaire avec envoi autographe de l’auteur.

N°299. L’Inutile beauté. Paris, V. Havard, 1890, in-12, broché. Edition originale, avec la couverture. Exemplaire avec envoi autographe de l’auteur.

N°300. Fort comme la Mort. Paris, Ollendorff, 1889, in-12, broché. Edition originale, avec la couverture. Envoi autographe de l’auteur. Fort comme la mort, diront les bibliographies dictionnaireuses de Maupassant. (Voir Notre Cœur). Ce premier roman précède en effet le second, comme le premier glas funèbre sorti du clocher annonce dans la commotion de l’air les glas lamentables qui vont suivre. Fort comme la mort, c’est le premier mot de l’auto-épitaphe du cher Maupassant.

N°301. Notre Cœur. Paris, Ollendorff, 1890, in-12, cartonnage bradel, non rogné. Edition originale, avec la couverture. Envoi autographe de l’auteur à son ami le Bibliophile. Aquarelle originale de Dillon. Le dernier roman du pauvre Maupassant, celui qui dévoile peut-être le plus sûrement l’état d’âme de l’auteur à succès, malheureusement tombé dans la mondanité, en proie à la froide cruauté des coquettes, inquiété par un vague snobisme vaniteux. Il montre trop d’agenouillement ici devant la mondaine, trop de fanatisme pour la grande dame. Ah ! que ce livre serait beau, si l’auteur, qui en est le héros, avait, sur la fin, flagellé avec violence et humilité, comme il convenait, la belle Madame « à la pose » pour aimer tout bêtement et tout sincèrement l’humble fille, rencontrée sur la route, respectueuse, gardienne de l’indépendance intellectuelle de l’artiste ! Notre cœur, hélas ! est un livre à clef dont la post-face est le triste décès du jeune maître.

Ainsi s’achève la liste des ouvrages de Guy de Maupassant dont Octave Uzanne avait décidé de se séparer en mars 1894. De tous ces livres, aucun n’est un beau livre au sens bibliophilique du terme, simples cartonnages à la Bradel sans richesse. Tous, à l’exception des Contes de la Bécasse et de Des Vers, ont été offerts à Uzanne avec un envoi autographe de Maupassant. Livres proches du cœur alors. Livres offerts par ce « cher », ce « pauvre » Maupassant, à « son ami le Bibliophile ».

On s’explique difficilement pourquoi Uzanne décida de se séparer de ces livres là. Maupassant était mort le 6 juillet 1893. Uzanne se sépare de ces originales moins d’un an après son décès. La chose peu étonner et restera sans doute à jamais sans réponse. Simplement peut-on dire que ces livres, aussi simplement reliés qu’ils étaient, sur papier ordinaire, avec un simple envoi « du jeune maître », faisaient-ils partie de ses livres les plus chers, ses « aimés », comme dit précédemment. Uzanne publia en 1892, de la manière la plus luxueuse qui soit, les Contes choisis de Guy de Maupassant, pour la Société des Bibliophiles Contemporains dont il était le Président-Fondateur. C’est la plus artistique et la plus jolie édition illustrée que nous ayons des Contes choisis de Maupassant. Il est d’ailleurs curieux de ne pas retrouver un exemplaire de cette édition dans ce catalogue. Sans doute Octave Uzanne se sera-t-il résolu à le conserver pour faire mentir sa « simple déclaration » en introduction au catalogue.

En ce début d’année 1894, on sent un Octave Uzanne préoccupé par la mort, peut-être même la mort de Guy de Maupassant n’est-elle pas pour rien dans la vente de ses livres. Peut-être entrevoyait-il « les pâles horizons au-delà desquels nous devons fatalement disparaître ».

Le hasard, le hasard seul, et une détermination certaine dont il faut toujours faire preuve, nous a fait redécouvrir un des exemplaires vendus lors de ces deux vacations. Il s’agit de l’exemplaire de l’Inutile Beauté présenté au catalogue sous le n°299. Exemplaire broché avec envoi autographe de Maupassant. Nous avons retrouvé cet exemplaire désormais relié en demi-maroquin vert sombre à coins (reliure signée Capelle). La reliure a très probablement été exécutée suite à l’acquisition à la vente Uzanne, soit entre 1894 et 1900, dates qui coïncident avec les premières années d’activité de cet atelier de reliure parisien. Les deux plats de couverture du brochage ont été conservés. L’envoi autographe est sur la faux-titre, en haut, à gauche, comme presque tous les envois de Guy de Maupassant. Il est rédigé ainsi :






« A Octave Uzanne // son ami // Guy de Maupassant ».

L’exemplaire est bien conservé. La reliure qui a été faite est sobre mais de bonne qualité sans être luxueuse. Voici donc un exemplaire qui aura fait bien du chemin pour parvenir jusqu’ici ! Il est arrivé au port ... en attendant le prochain.

Les relations littéraires et amicales entre Guy de Maupassant et Octave Uzanne restent encore à définir dans les grandes lignes. Ces recherches sont en cours et ne manqueront pas d’éclairer de nouvelles facettes de ces deux personnages tous deux attirés par « L’Inutile beauté ».

Bertrand Hugonnard-Roche pour le blog Octave Uzanne

5 commentaires:

  1. Uzanne a 43 ans ! il se dit au bord de la tombe... autre époque, tout de même.

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  2. Je crois surtout qu'il se sentait à la fin d'un cycle. Et il a poursuivi par d'autres. Encore plus de 30 ans ! Comme quoi...

    B.

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  3. Bel article, dont le style n'est pas celui du Bibliomane Moderne. On sent que l'entreprise et sérieuse et qu'il y a là de l'affection pour Octave Uzanne "un ami qui ne change jamais".
    T

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  4. L'exemplaire de Miss Harriet. Paris, Victor-Havard, 1884. In-12, percaline grise (Reliure de l'époque). ÉDITION ORIGINALE. Envoi autographe signé sur le faux-titre : à M. Octave Uzanne / cordial hommage. / Guy de Maupassant. Octave Uzanne était très lié avec les écrivains de la fin du XIXème Siècle notamment Flaubert, Edmond de Goncourt, Barbey sur lequel il écrivit une biographie parue en 1927, etc. Dos sali et coiffes usées.

    150/200 € a été adjugé 680 euros le 12 avril 2005 (Paris, Piasa).

    Ce livre n'avait pas été présenté à la vente dans le catalogue de la vente des livres d'Octave Uzanne (mars 1894).

    B.

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  5. Merci pour cet article très intéressant. Avez-vous pu développer les relations entre Maupassant et Suzanne ? J'aimerai beaucoup en connaître la suite. Frédéric

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